lundi 30 novembre 2015

78 de Sébastien Rongier

Cette couverture comporte une figure cachée...
Comment passer à côté d'un livre dont on perçoit pourtant les qualités ? Sans doute en ne comprenant pas assez vite l'intention de l'auteur, en l’occurrence sa démarche narrative. Pour autant, je reconnais qu'elle est travaillée voire esthétique mais la difficulté à cerner qui est le narrateur, les changements de points de vue, la recherche d’abstraction ou de distanciation (je ne sais pas trop comment dire) n'ont pas permis que je crée facilement du lien avec cette histoire et ces personnages.
Je pense que j'ai associé à ce livre une attente, un présupposé qui ne s'est pas révélé exact et qui m'a un peu déstabilisée. Je ne m'attendais pas à un propos populaire sous le prétexte que l'histoire se déroule dans une brasserie mais peut-être avais-je envie d'une forme de fluidité, de rapport d’évidence avec le texte qui ne m'aurait pas demandé d'effort. Résultat, le temps que j'accepte cet effort, la moitié du livre était passée.
Mais de quoi parle ce roman ? 78 fait référence à l'année dans laquelle s'inscrit cette histoire (la couverture orange à gros damiers nous donnait, par sa couleur, une orientation vers les années 70...). Mais le temps est en fait plus resserré car tout le propos se déroule au cours d'une seule soirée. Unité de temps et unité de lieu : on ne sortira pas de la brasserie. Enfin, si, quelqu'un en sortira pour ne pas en revenir alors que ce n'était pas trop prévu, étant donné qu'il laisse son garçon derrière lui (observez bien la couverture du livre...) abandonné sur une banquette au fond de la salle. L'enfant sirote son verre de menthe et joue avec ses Bidibules pour tromper l'attente. Il a compris. Il observe la salle de cette brasserie de Sens, presque familière voire rassurante pour lui qui s'est trop souvent endormi sur des banquettes de boîtes de nuit où on l'avait embarqué.
Il observe et que voit-il ? D'abord, les allées et venues entre les rangées de Patrick, le serveur. C'est qu'il bosse dur, la soirée se gagne surtout aux pourboires. Il faut assurer l'avenir du petit qui s'annonce. Plus tranquille, attablé devant un kir et un journal, Honoré, 70 ans caresse le souvenir de sa chienne Pupuce sous la table. Il maugrée contre tout. Lâche dans sa jeunesse, Honoré est devenu un vieillard aigri et résigné. Résignée, c'est justement ce que ne veut pas devenir Christelle, avec l'espoir en elle de ses 18 ans. Non, elle n'épousera pas l'apprenti de son père et ne deviendra pas la femme du boucher, fière de son pas-de-porte. Elle ne méprise pas ses parents commerçants mais elle a goûté aux livres et veut étudier. Une autre femme attend dans la brasserie devant un livre justement. C'est un livre compagnon qui remplace l'amant qui ne viendra pas. Elle guette la porte pourtant, prolongeant l'illusion. Un autre est aux aguets, c'est Max, le patron. Derrière son zinc, il surveille le groupe d'extrémistes qui veut l'enrôler sous prétexte qu'il a fait l'Algérie. En cuisine, Mohamed, hanté par le souvenir d'octobre 1961, s'affaire. Il se sent protégé dans cette pièce qui est son domaine réservé.
Tout en se figeant dans un temps circonscrit et un espace clos, ce roman capte des facettes multiples : échantillons de société, enjeux en gestation ou en mutation, interface entre deux époques. Le propos est ambitieux et intéressant. Quant à l'écriture, il faudra accepter de se laisser un peu dérouter.

samedi 28 novembre 2015

Un goût de cannelle et d'espoir de Sarah McCoy

Je remercie la personne qui m'a prêté ce livre.

En plus de satisfaire notre appétence de mots et d'histoires, certains romans proposent parfois de manière délicate, un parcours sensitif à leurs lecteurs. Visuel, musical (Baricco est particulièrement doué en la matière), tactile (à commencer par cette sensation du grain de la page sous les doigts...) mais plus rarement, me semble-t-il, olfactif. C'est le cas de ce livre dont l'identité en matière de saveurs et d'odeurs est très marquée (repérable dès le titre) et sert de lien entre les deux temporalités retenues. Le cadre s'y prête particulièrement puisqu'il s'agit d'une boulangerie ou plutôt d'une Bäckerei, ce qui, vous l'aurez compris, nous emmène de l'autre côté du Rhin. 
Les temps sont difficiles pour la famille d'Elsie Schmidt en cet été 1944. Il faut faire tourner la boulangerie en dépit de la pénurie quotidienne. Mais ce dont souffre le plus Elsie, c'est d'être éloignée de sa sœur aînée, Hazel, partie rejoindre le Lebensborn après être devenue mère célibataire, avec pour mission d'enfanter pour la patrie. A tout juste 16 ans, Elsie semble être la fiancée toute désignée de Josef Hub, un officier qui s'est étonnement rapproché de la famille et qui lui offre sa protection. La jeune fille n'ose pas avouer à ses parents que cet homme certes correct mais plus âgé qu'elle ne lui inspire aucun sentiment amoureux.
Elsie ne se pose guère de questions sur le sort réservé aux Juifs jusqu'à ce que des circonstances très particulières la mettent en présence de Tobias, un enfant de 6 ans et l'amènent à faire un choix décisif. Oui, elle lui viendra en aide comme il l'a fait pour elle. 
Bond dans le temps et dans l'espace : 2007, El Paso au Texas, la journaliste Reba Adams  doit rédiger un article sur la diversité des coutumes de Noël et elle compte bien sur l'interview d'Elsie Schmidt-Meriwether, propriétaire d'une boulangerie allemande, pour agrémenter son papier des traditions de ce pays. Mais c'est une tout autre histoire que va alors lui raconter, Elsie. 
Dans l'odeur de la boulangerie, Reba se sent bien, comme protégée. Elle aime écouter Elsie (alors âgée de 79 ans mais toujours au travail) et discuter avec Jane, sa fille, autour de délicieux Lebkuchen ou Brötchen. Les deux femmes lui rappellent sa mère et sa sœur qu'elle a laissées en Virginie pour se lancer dans une carrière de journaliste et surtout fuir une histoire familiale douloureuse. Elle aussi doit faire un choix, concrétiser ou non la demande en mariage de son petit-ami, Riki mais le passé la hante et l'empêche d'aller de l'avant. 
L'auteur alterne les deux histoires, celle d'Elsie, jeune fille et celle de Reba au gré des chapitres ce qui donne une certaine vivacité dans le rythme. S'y ajoutent également les lettres de Hazel depuis le Lebensborn. J'aurais aimé que l'histoire d'Hazel, qui ne se contente pas de son rôle de génitrice aryenne, soit davantage développée dans le livre. A vrai dire, cela m'a bien plus interpellée que les hésitations de Reba. J'étais pressée de retrouver les chapitres qui se déroulent pendant la seconde guerre mondiale. Pour moi, cette histoire était suffisante par son intensité pour nourrir le roman. Du coup, le reste m'a semblé un peu "en trop". 
Malgré cette réserve, j'ai vraiment apprécié cette lecture. Je ne dirai pas qu'il s'agit d'une belle histoire mais d'une histoire forte proposant un parcours de femmes courageuses, amenées à faire des choix et qui vont se fier à la vérité de leurs sentiments et s'y tenir quelque soit le danger, par goût de l'espoir.