samedi 10 octobre 2015

La septième fonction du langage de Laurent Binet


Tandis que je visualise l’ordonnée de l’axe paradigmatique m'offrant un choix de vocabulaire comme du linge mis à disposition dans les tiroirs d’un chiffonnier et que j’ordonne mes mots en abscisse sur l’axe syntagmatique en espérant que la locomotive soit assez puissante pour entraîner l’ensemble, je fais la liste de tout ce que ce livre m’a apporté. Il m’a intriguée, il m’a amusée, il m’a instruite. Autant dire que je me suis délectée sur presque 500 pages. Une intrigue de nature policière constitue le ressort principal du roman. Partant de cette hypothèse_ si Roland Barthes, le critique, le sémiologue n'avait pas été renversé accidentellement par une camionnette en 1980 ?_ l'auteur nous plonge dans une enquête dont les enjeux sont exacerbés par l'imminence de la campagne présidentielle. En effet, il apparaît vite que Barthes aurait eu en sa possession la septième fonction du langage, celle que Jakobson, dans ses Essais de linguistique générale n'aurait pas voulu révéler par crainte de l'immense pouvoir qu'elle procure à celui qui la maîtrise. 
Les milieux intellectuels de l'époque sont bien sur interpellés et c'est ainsi qu'entrent en scène des personnages tels que Foucault, Deleuze, Althusser et Derrida, les universitaires ainsi que le couple Kristeva-Sollers avec dans leur sillage, BHL (ces deux derniers étant particulièrement épinglés par Binet). Vu les enjeux de l'enquête, les milieux politiques sont également sur les rangs, Giscard, le Président en place (le premier dont j'ai des souvenirs, c'est sans doute fort naïf mais son prénom m'intriguait...), sérieusement menacé dans son renouvellement de mandat par l'éternel challenger, Mitterrand. Chacun peut bien sûr compter sur le soutien de son clan, côté pouvoir en place, les deux Michel , Poniatowski et d'Ornano, côté prétendant, un bataillon en rangs serrés composé de Fabius, Debray, Lang, Badinter, Moati et Attali. J'étais encore enfant à l'époque mais je me rappelle bien cette campagne présidentielle (Ah, le fameux débat télévisé !). C'est la première fois que j'ai eu une conscience politique (certes, largement influencée par celle de mes parents) et j'ai vu repasser tous ces noms avec une forme de nostalgie, marqueurs d'une époque où je commençais à percevoir le sérieux du monde des adultes. 
Ajoutons, côté intrigue, que le roman sort du cadre français (le pouvoir est un enjeu universel) pour aller faire un petit tour en Italie à la rencontre du brillant Umberto Eco et qu'un autre contexte tout aussi prégnant est abordé, celui du terrorisme politique de tous bords dont Bologne fut le témoin sanglant.
Mais il est temps de parler des protagonistes chargés de cette enquête compliquée (plusieurs services secrets s'en mêlent aussi...). Comme souvent, il s'agit d'un duo. Pas très original, d'accord mais efficace car l'auteur a su les choisir en jouant la carte des contraires.  Le commissaire Jacques Bayard, bon flic qui connaît ses limites, comprend qu'il n'évolue pas sur son terrain de chasse habituel  et qu'il lui faut une sorte de guide pour décrypter le langage (pour ne pas dire jargon) de tous ces intellectuels qu'il méprise un peu par ailleurs. Il le trouve en la personne d'un jeune doctorant, Simon Herzog embarqué pour raison d'Etat sur la piste des assassins de Barthes. Ils n'appartiennent pas à la même génération, n'ont pas spécialement les mêmes valeurs (l'un est un ancien de la guerre d'Algérie, l'autre, un intellectuel de gauche), ne s'apprêtent donc pas à glisser le même bulletin dans l'urne mais ces deux-là vont finir par s'apprécier et s'entraider. L'auteur construit progressivement leur amitié improbable sur un ton mi-paternaliste, mi-complice rehaussé de quelques saillies goguenardes, les deux compères prenant plaisir à se brocarder un peu (la joute oratoire est un fil directeur du roman). De manière générale, Laurent Binet adopte un ton moqueur, plus ou moins appuyé, pour dépeindre ces milieux politiques et intellectuels des années 80. Comme il ne s'embarrasse pas de changer les noms, on peut clairement identifier les membres de ce "tout petit monde" (pour emprunter une expression chère à un autre universitaire, David Lodge) et suivre leurs déconvenues. A certains moments, j'ai quand même eu la sensation que l'on était pas loin du règlement de comptes et qu'à une autre époque, tout ça aurait pu se solder par une rencontre à l'aube, au coin d'un pré. 
Si j'ai apprécié l' aspect enquête sur fond parfois caustique pour son petit côté page turner, ce n'est pourtant pas la raison qui m'a orienté vers ce livre. Je l'ai bel et bien choisi parce qu'il propose de triturer le langage (la lecture de Epépé de Ferenc Karinthy reste un de mes grands moments de lecture). J'ai adoré découvrir les pères fondateurs de la linguistique et de la sémiotique, Saussure et Jakobson, les 2 axes, les différentes fonctions, les pôles. J'ai trouvé Binet, pédagogue et habile dans sa présentation de cet échantillon de linguistique à tel point que j'ai presque regretté que mon parcours universitaire ne me l'ait pas proposé (tout en me disant qu'avec un mauvais prof, cela aurait été redoutable). Après la théorie, j'ai suivi avec intérêt, les travaux pratiques, les joutes oratoires du Logos club. Bon, c'est vrai, j'ai un peu décroché au moment du cours d'approfondissement, lors du colloque de Cornell. Je dois dire que la passe d'armes Derrida versus Austin représenté par son disciple Searle m'a laissée sur le côté mais, peu importe, avec illocutoire et perlocutoire, j'ai deux mots de plus à ranger dans le chiffonnier (ok, ils ne vont pas forcément servir souvent mais je préfère l'abondance à la pénurie).
Mais il est grand temps, après ce long trajet, de ranger la locomotive en gare car sinon je risque de vous embarquer au pays de la fonction phatique (explication p 146) ce qui ne serait pas franchement performatif. 

C'est l'excellent billet de Delphine-Olympe qui m' a permis de découvrir cette pépite !

4 commentaires:

  1. Il est extra ton billet !
    Comme je suis heureuse de t'avoir donné envie de le lire et qu'il t'ait plu à ce point !
    Ayant fait lettres à Jussieu, j'ai eu la chance d'être initiée à toutes ces passionnantes études et analyses du langage, mais j'avoue que cette façon de les présenter et de les mettre en oeuvre m'a semblé tout à fait tout à fait réjouissante !
    En revanche, je ne connais pas Ferenc Karinthy... Il faut que j'aille voir cela de plus près !

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    1. Ah merci ! Peut-être un peu long mais le livre est tellement riche.
      Je viens de relire ton billet (qui me donne envie de lire le livre de Pierre Bayard) sur ton blog et de mettre un nouveau commentaire.
      Epépé de Karinthy est désormais publié chez Zulma car il n'était plus publié. Ils n'ont pas voulu que cette pépite tombe dans l'oubli. Ma librairie a fait venir l'an dernier la directrice de collection et elle nous en a parlé. Ce livre, assez peu connu, a ses adeptes inconditionnels qui forment une sorte de happy few ;-)

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  2. Rha la la, ça fait du bien car en ce moment surgissent pas mal de billets qui se plaignent d'une écriture trop loufoque, des lecteurs abandonnent avant la page 300 parce qu'ils décrochent, et vraiment j'ai très envie de l'aimer (pour les politiques et intellectuels présents dans le livre, ce qui est flippant c'est de se dire qu'ils sont toujours là, pour la plupart, 35 ans après...).
    Tu es tellement enthousiaste que tu me mets en joie (même si j'espère avoir vraiment assez de culture pour tout saisir)

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    1. Je suis contente que mon billet t'enthousiasme ! Franchement, je n'ai aucun doute sur le fait que tu vas saisir les subtilités de ce livre (mieux que moi en tout cas qui n'ai pas fait des études de lettres). C'est un livre foisonnant, brillant et avec de l'humour en plus ! Les joutes oratoires du Logos club sont des petits bijoux : "l'oral contre l'écrit", "le classique contre le baroque" et sujet le plus difficile "on forcène doucement" (et là, je ne suis pas peu fière d'avoir repéré l'oxymore !).
      Je pense que tu ne l'aimeras pas seulement pour la présentation des milieux politiques et intellectuels. En plus de parler évidemment du langage, l'auteur amène une interrogation intéressante sur le roman car le personnage de Simon (forcément fictif) sent qu'il déconnecte de la réalité et se croit dans un roman. J'en parle maladroitement mais dans le livre c'est bien plus subtil et pourtant le livre l'esquisse sans appuyer. Je pense que Binet avait tellement de matière pour son roman qu'il a juste placé ça un peu comme un amuse-bouche et qu'il est tout à fait capable de le reprendre en plat de résistance dans un prochain roman.
      Bon, allez, j'arrête car je vais faire une autre chronique. On l'aura compris que j'ai adoré ce livre !
      J'ai hâte de te lire en tout cas !

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